Humanisme et raison juridique, #directdroit par Hervé CAUSSE

Responsabilité des comptables en matière de rédaction d’acte juridique : établir la feuille de paye exige de considérer le contrat de travail (Com. 17 mars 2009, publié). Mais le marché du Droit a bien échappé aux avocats…



Responsabilité des comptables en matière de rédaction d’acte juridique : établir la feuille de paye exige de considérer le contrat de travail (Com. 17 mars 2009, publié). Mais le marché du Droit a bien échappé aux avocats…
La feuille de paie peut certes être produite par un logiciel à jour, faut-il encore avoir correctement paramétré l’ordinateur. Pour cela, il faut avoir dépouillé correctement le contrat de travail et analysé la situation réelle du salarié dans l’entreprise. Le feuille de paye n’est en effet que l’application, à une durée de travail donnée, du contrat de travail exécuté (ou pas). Le rédacteur de la feuille de paye doit donc avertir de tout problème relatif à ce trio (feuille de paye, exercice dans l'entreprise, contrat de travail écrit) qui doit être cohérent (la feuille de paye correspond au contrat qui correspond au travail du salarié).

La chambre commerciale de la Cour de cassation vient de le juger clairement, par une cassation, en invoquant l’obligation de conseil, soit la plus sévère des obligations qui puisse être imaginée (sur le fondement de l'art. 1147) sur le terrain de l'information à donner au client. On passera sur les faits qui révèlent que ce problème est survenu après la requalification du contrat de travail problématique par une juridiction. L’employeur s’est alors retourné vers le comptable qui établissait la feuille de paye. On constatera qu'il y a cassation et on soulignera donc l'indulgence des juges d'appel qui ont tôt fait de considérer que les comptables sont des gens sérieux... et cela n'est pas un détail.

Cette jurisprudence exprime la situation de l’exercice du droit : il est pratiqué par les experts-comptables qui soutiennent le faire à titre accessoire. Les avocats n’ont jamais été capables de se défendre, de faire respecter la règle selon laquelle les comptables ne doivent faire du droit que de façon accessoire. Le Barreau (et quelques autres corps professionnels) n’a pas davantage su s’organiser pour créer des spécialistes capables de se concentrer sur la rédaction d’actes. Le « paraître » de la robe et du « palais » (l’activité judiciaire) l’emportent dans l’imaginaire de tous qui devient réalité de la plupart.

Là-dessus, les pouvoirs publics n’ont jamais fait appliquer les règles sur la consultation et la rédaction d’actes juridique. En caricaturant, ce que certains comptables disent en ricanant, on peut dire que pour l’Etat, l’établissement des feuilles d’impôts par les comptables est plus important que l’existence d’une profession d’avocat solide et structurée. Cela en dit long sur la vitalité de la démocratie française. Ainsi, les ministres de la Justice n’ont jamais sensibilisé les procureurs de la République pour que soient poursuivis les exercices illégaux du droit.

Il faut dire que, même avec des poursuites, faudrait-il que la Cour de cassation ne juge pas que la rédaction d’une annonce ou avis publié dans un journal d’annonces légales ne crée aucune présomption de rédaction de l’acte comme elle l’a fait en 2005 ; voyez sur ce point crucial qui empêche les Ordres d'assigner les experts comptables pour faire respecter la loi notre analyse lue plusieurs milliers de fois :

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Mieux, il faudrait que la première chambre civile constate qu’une telle rédaction est partie intégrante d’une mission de rédaction d’acte et qu’elle est donc, « en soi », de la rédaction d’acte qui, si elle n’est pas accessoire, constitue un délit civil et pénal. En effet, un avis mal rédigé peut engager la responsabilité du rédacteur d'acte, ce qui prouve que la rédaction et publication d'un avis sont de la pure rédaction d'acte juridique.

La force des comptables s'est donc conjuguée à la faiblesse du monde juridique. Les jeunes formés dans les facultés entretiennent cette propension qui réduit le Droit à l’activité judiciaire, ce qui naturellement diminue la valeur même du judiciaire : celui qui ne rédige jamais d'actes ou de contrats, ou qui n’a pas appris à en rédiger, ne peut pas plaider avec compétence sur le sujet. Au fond, la situation revèle ainsi une pathologie plus grave encore que la simple attribution d'une part de marché du Droit aux comptables.

Les Facultés de droit portent également une responsabilité. Elles ont laissé exploser le nombre d’étudiants qui accèdent aux Ecoles d’avocats (et donc, en pratique, à la profession d’avocat) en ne se souciant guère du réel niveau utile pour exercer en toute indépendance, c'est-à-dire avec de nombreux et bon clients. Le Barreau est ainsi composé de 80 % de généralistes et les 20 % autres sont absorbés par des grands cabinets. Cela a cependant été possible par l’appel des cabinets qui ne connaissent pas véritablement la délégation des tâches sur des salariés. Les clercs sont (à mon sens) aussi "chers" que les jeunes confrères et ils ne peuvent même pas assurer un renvoi au Palais… Les cabinets vivent ainsi de promesses aux jeunes confrères qui entrent dans la profession et qui, de plus en plus vite, de plus en plus nombreux, la quittent aussi vite.

Pour couronner le tout, les rapports officiels devant dégager l’avenir des avocats mentionnent cette situation sinon comme un détail au moins comme un point ordinaire alors que, selon nous, c’est la première chose à régler. A la place, on s’embrouille avec des projets visant à faire de tous les juristes d'entreprises des avocats. Demain, tout le monde sera avocat, sauf le chef de gare qui a besoin d’être sur le quai pour siffler le départ du train ! Qui s'en portera mieux ?

Cet arrêt signale la situation sans en être un facteur d’évolution. Le Barreau a très généralement abandonné le secrétariat juridique (fiscal, sociétaire et social, et demain… ?). Un avocat qui veut vivre de la rédaction d'actes doit aujourd'hui se rapprocher de comptables, ce qui signe sa dépendance, et ce qui est proprement scandaleux.

L’atteinte à la démocratie, à la réalité du droit d’être défendu par une profession systématiquement indépendante est en passe de disparaître… Le fait que les comptables soient responsables de leurs actes, cela se « gère », il suffit de se couvrir et d’augmenter les tarifs faits aux clients. Ces derniers paieront bientôt aussi chers que chez les avocats, et la seule réalité intéressante qui en résultera sera bien que le « marché » du droit aura largement basculé au profit des comptables ce qui, a priori, leur était interdit par les règles en vigueur.

Le mépris du « Droit » ne pouvait que passer par le mépris de quelque « droit subjectif».

Le moins que la Cour de cassation puisse faire, en sorte de minimum syndical, c'est de faire peser sur les comptables la même obligation de conseil qu'elle le fait pour les professionnels du droit.

En 2004, la première chambre civile avait jugé que « l'expert-comptable, qui accepte, dans l'exercice de ses activités juridiques accessoires, d'établir un acte sous seing privé pour le compte d'autrui, est tenu, en sa qualité de rédacteur, d'informer et d'éclairer de manière complète les parties sur les effets et la portée de l'opération projetée, notamment sur ses incidences fiscales ». Comme il est devenu courant, dans l’esprit des clients (et sans doute de quelques professionnels du droit) que le "fiscal » relève des comptables, la solution pouvait sembler normale et limitée à la fiscalité.

La décision rapportée ci-dessous intervient elle sur le domaine du droit du travail. Elle confirme que, en matière de rédaction d'acte (et la feuille de paie est un acte juridique unilatéral établi par l'employeur), l'obligation de conseil du comptable est "universelle" exigeant de lui de considérer la loi, les actes en cause (le contrat de travail) et la situation réelle (emploi effectif). Mauvaise nouvelle pour les comptables ? Non. Disposant du marché, il leur suffit d'augmenter leurs tarifs pour couvrir le risque d'exploitation ou, si vous préférez, le mieux rémunérer.


LA DECISION (Copiée sur la base publique Légifrance) :

Cour de cassation chambre commerciale

Audience publique du 17 mars 2009

N° de pourvoi: 07-20667 - Publié au bulletin
Cassation
Mme Favre, président

M. Pietton, conseiller apporteur

Mme Bonhomme, avocat général

SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP Gatineau et Fattaccini, avocat(s)

REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l’arrêt suivant :

Sur le moyen unique, pris en sa première branche :

Vu l’article 1147 du code civil ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que la société Centre chirurgical du docteur X... (la société) a confié à la société d’expertise comptable Alpes audit conseils expertise (la société AACE), chargée de la présentation de ses comptes annuels, une mission accessoire intitulée “ prestation sociale “ comprenant, pour deux salariés, l’établissement des bulletins de paie et les déclarations aux organismes sociaux ; que l’une des salariées, embauchée de février à novembre 2000, a obtenu en justice la requalification de son contrat de travail en contrat à durée indéterminée, la reconnaissance de l’absence de cause réelle et sérieuse à la rupture de ce contrat et la condamnation de la société à lui payer diverses indemnités ; que la société, invoquant le manquement de la société AACE à son devoir de conseil et de mise en garde, l’a assignée en réparation de son préjudice ;


Attendu que pour rejeter les demandes de la société, l’arrêt retient que la mission de la société AACE se limitait à la rédaction des bulletins de paie et aux déclarations sociales et ne comprenait pas la rédaction des contrats de travail ;

Attendu qu’en statuant ainsi, alors que l’expert-comptable qui a reçu la mission de rédiger les bulletins de paie et les déclarations sociales pour le compte de son client a, compte tenu des informations qu’il doit recueillir sur le contrat de travail pour établir ces documents, une obligation de conseil afférente à la conformité de ce contrat aux dispositions légales et réglementaires, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 19 septembre 2007, entre les parties, par la cour d’appel de Grenoble ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt...

Publication : Bulletin 2009, IV, n° 40
- Décision attaquée : Cour d’appel de Grenoble du 19 septembre 2007
Titrages et résumés : EXPERT-COMPTABLE ET COMPTABLE AGREE - Responsabilité - Obligation de conseil - Etendue - L’expert-comptable qui a reçu la mission de rédiger les bulletins de paie et les déclarations sociales pour le compte de son client a, compte tenu des informations qu’il doit recueillir sur le contrat de travail pour établir ces documents, une obligation de conseil afférente à la conformité de ce contrat aux dispositions légales et réglementaires

EXPERT-COMPTABLE ET COMPTABLE AGREE - Responsabilité - Obligation de conseil - Violation - Cas - Activités juridiques accessoires - Rédaction des bulletins de paie et des déclarations sociales
RESPONSABILITE CONTRACTUELLE - Obligation de conseil - Domaine d’application - Expert-comptable - Activités juridiques accessoires - Rédaction des bulletins de paie et des déclarations sociales
Précédents jurisprudentiels : A rapprocher :1re Civ., 9 novembre 2004, pourvoi n° 02-12.415, Bull. 2004, I, n° 256 (cassation)
Textes appliqués : • article 1147 du code civil

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