Le client retors : manquant d'engager la responsabilité de son banquier, il engage celle de son avocat !



Dans un arrêt de la Cour de cassation (Cass. 1e civ., 12 octobre 2016, n° 15-23230 et n° 15-26147 ; Publié) un avocat voit son pourvoi rejeté. Il est ainsi condamné à indemniser son client qui, plus de dix ans plus tôt, avait perdu son procès, finalement porté en cassation, contre son banquier. On retrouve la thématique de l'obligation de conseil, ici sous sa forme la plus virulente.

La Cour, en 2005, avait jugé que le banquier n'était pas responsable.

Les termes de l'attendu de cassation de 2005 avaient dû décourager l'avocat et le client. C'était une affaire de prêt et le juge de cassation, reprenant le juge d'appel, avait motivé sur le fait que le client, qui avait été financé, avait tout seul réalisé son montage (montage juridico-financier).

L'avocat n'a pas saisi la cour de renvoi, et donc l'affaire bancaire a trouvé là, avec cette cassation favorable au banquier, son terme.

Mais l'affaire a rebondi car le client, tout bien considéré, a estimé qu'il avait une chance de gagner devant la cour de renvoi ; entendez, il estime : qu'il aurait eu une chance de gagner devant la cour de renvoi si l'avocat l'avait saisie !

Il a donc assigné son (ancien) avocat afin d'engager sa responsabilité civile professionnelle. Voilà une action judiciaire bien sentie quoique sans l'aide des techniques de la justice prédictive !

Dans l'arrêt référencé (et reproduit ci-dessous), la Cour de cassation estime que toute affaire judiciaire comporte un aléa ; explicitons : si le client avait une chance de perdre (si on peut dire), la Cour motive sur le fait qu'il a en l'espèce aussi perdu une chance de gagner contre son banquier.

Résumons : vous gagnez en appel, vous perdez en cassation : il y a toujours une chance de gagner à nouveau en plaidant une seconde fois devant le juge d'appel.

Voilà, le client a perdu une chance, la perte de chance doit donc être réparée. Comme le juge la Haute Juridiction dans son second attendu de réponse au pourvoi : "toute perte de chance ouvre droit à réparation".

L'octroi de 10 000 euros de réparation échappe donc à la censure du juge de cassation.

Pour qui sait manier l'outil informatique, on retrouve l'arrêt de cassation initial, et on comprend alors un peu mieux la présente décision qui est alors incarnée. Mais l'essentiel est ici dit.

L'avocat qui ne saisit pas un juge a donc tout intérêt à bien expliquer au client les chances de succès devant le juge ; on peut du reste penser qua la chose se présente dans de multiples hypothèses (assignation, appel, pourvoi, nouvelle saisine après un retrait du rôle ou un renvoi, national ou international...).

Et l'avocat devra finalement conclure sa lettre en précisant que l'aléa judiciaire existe. Et bien tenir en ordre son dossier ce qui suppose deux ou trois précautions pratiques.

Concluons : il est probable qu'à la lecture de la lettre de l'avocat, la présentation de l'aléa judiciaire laissera le client perplexe.





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Extrait de Legifrance, base publique du droit

Peinture de mon ami Christian ETTESPERGER
Peinture de mon ami Christian ETTESPERGER

Cour de cassation
chambre civile 1
Audience publique du mercredi 12 octobre 2016
N° de pourvoi: 15-23230 15-26147
Publié au bulletin Rejet

Mme Batut (président), président
SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP Boulloche, avocat(s)




Texte intégral

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :


Joint les pourvois n° K 15-23.230 et n° F 15-26.147, qui sont dirigés contre la même décision ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 4 juin 2015), que M. X..., qui avait confié à Mme Y... (l'avocat) la défense de ses intérêts dans un litige l'opposant à la caisse régionale de Crédit agricole mutuel Sud Rhône Alpes (le prêteur), l'a assignée en responsabilité civile professionnelle et indemnisation, lui reprochant d'avoir commis une faute l'ayant empêché de saisir dans les délais requis la cour d'appel de renvoi après cassation ;

Sur le moyen unique du pourvoi n° F 15-26.147 :

Attendu que M. X... fait grief à l'arrêt de limiter à 10 000 euros la condamnation de l'avocat à lui payer des dommages-intérêts, alors, selon le moyen :

1°/ que le juge doit répondre aux conclusions des parties ; que le demandeur a soutenu, pour en déduire qu'il avait une chance certaine d'obtenir le rejet des prétentions de la CRCAM, que la Cour de cassation ne s'était prononcée qu'au regard des faits constatés par la cour d'appel, ce qui n'interdisait pas à la cour de renvoi de prendre en considération d'autres faits dans l'appréciation du caractère averti de l'emprunteur ; qu'en se bornant à affirmer, pour limiter à la somme de 10 000 euros l'indemnisation du préjudice de M. X..., que l'avocat lui avait fait perdre une chance, même minime, d'obtenir le rejet, ne serait-ce que partiel, des prétentions de la CRCAM, sans répondre aux conclusions de M. X... invoquant la possible prise en considération d'autres faits par la cour de renvoi, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

2°/ que tout jugement doit être motivé ; que la réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue ; qu'en se bornant à affirmer que le préjudice de M. X... résultant de la perte de chance de gagner son procès par la faute de l'avocat sera entièrement indemnisé par l'octroi d'une somme de 10 000 euros, sans évaluer ni l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée, ni le pourcentage de chance perdue, la cour d'appel a insuffisamment motivé sa décision, en violation de l'article 455 du code de procédure civile ;

Mais attendu que, sous le couvert de griefs non fondés de défaut de réponse à conclusions et d'insuffisance de motivation, le moyen ne tend qu'à remettre en discussion, devant la Cour de cassation, l'appréciation souveraine par la cour d'appel, d'une part, de la valeur et de la portée des éléments de preuve à elle soumis, d'autre part, de l'importance du préjudice résultant d'une perte de chance ; que le moyen ne peut être accueilli ;

Sur le moyen unique du pourvoi n° K 15-23.230 :

Attendu que l'avocat fait grief à l'arrêt de le condamner à payer à M. X... la somme de 10 000 euros à titre de dommages-intérêts, alors, selon le moyen :

1°/ que pour déterminer les chances de succès d'une action ou voie de recours qui n'a pas été exercée, le juge doit reconstituer fictivement la discussion qui n'a pas été menée ; qu'en retenant que M. X... avait une chance d'échapper à une condamnation envers la CRCAM à rembourser le prêt qu'elle avait consenti à son auteur, Joseph X..., en invoquant la responsabilité de cet établissement de crédit, sans préciser en vertu de quels motifs la juridiction qui aurait dû être saisie de cette question aurait pu retenir la responsabilité de la banque malgré les deux arrêts par lesquels la cour régulatrice avait censuré deux précédentes décisions ayant retenu une telle responsabilité, en précisant notamment que les faits qui avaient été constatés, étaient exclusifs de toute faute de sa part, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil ;

2°/ que seule la perte d'une chance sérieuse peut donner lieu à réparation ; qu'en indemnisant M. X... de la perte « d'une chance même minime » d'obtenir le rejet des prétentions de la CRCAM qui sollicitait sa condamnation à rembourser le prêt souscrit par son auteur, la cour d'appel a violé l'article 1147 du code civil ;

Mais attendu, d'abord, qu'ayant rappelé que la Cour de cassation avait censuré les décisions ayant retenu la responsabilité du prêteur malgré des constatations dont il résultait que celui-ci était étranger au montage organisé par M. X... et n'était tenu d'aucun devoir de conseil envers ce dernier, la cour d'appel a pu retenir qu'existait un certain aléa judiciaire de nature à conduire la juridiction de renvoi à une solution différente, justifiant légalement sa décision de ce chef ;

Attendu, ensuite, que toute perte de chance ouvre droit à réparation ; qu'ayant retenu que la faute commise par l'avocat avait fait perdre à M. X... une chance, même minime, de voir écarter les prétentions du prêteur, les juges d'appel ont, à bon droit, admis sa demande d'indemnisation ;

D'où il suit que le moyen ne peut être accueilli ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE les pourvois ;

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