La "valeur fictive", une curieuse et trop simple idée (Alizés, par Michel Rio, Seuil / Folio)



L'oeuvre de Michel Rio est faite de traits forts, d'autorité élégante et un brin hautaine. Cette note sera reclassée dans la rubrique littérature... A se laisser bercer par ce ton, la vigilance baisse et l'on se laisse guider par cette plume sûre. L'auteur peut glisser, en quelques mots, un concept si bref qu'il vous échappe. Il peut aussi lui avoir échappé.

Dans Alizés, son personnage, qui fait un héritage étonnant, est conduit à des considérations successorales que quelques notaires de Bretagne ont pu lire avec intérêt. On passera l'inventaire des biens, dont l'un, une encyclopédie miraculeuse, anime la problématique du roman.

Ainsi, le montant de la succession est évalué à "4 milliards 161 millions 374 francs et 36 centimes" (Folio, p. 22).

Le notaire estime cependant que : "Cette somme astronomique est presque totalement fictive". L'auteur de l'évaluation la tient donc pour fictive. Il tient la valeur pour fictive, proposant ainsi la "valeur fictive".

L'idée de "valeur fictive" est à double tranchant : son évidence contraste avec son vide. Dans une succession, la valeur donnée est, par définition, le fruit d'une analyse qui n'est en rien fictive. Au contraire, par l'examen des biens en cause et du marché, l'évaluation se veut la meilleure description que l'on puisse donner de la réalité comptable de ces biens.

De fait, et de droit, cette valeur correspond à toute réalité à venir, et la pratique le montre, encore que des évaluations puissent être mal faites. Ce réalisme donne la raison pour laquelle le citoyen accepte de payer des droits... La jurisprudence examinée en quelques minutes se révèle rare sous la plume du juge du droit.

"Valeur fictive". L'expression laisse donc rêveur.

On peut reprocher à une évaluation ou à une décision de retenir une "valeur fictive", on le peut certes mais le cas échéant sans succès quand la méthode retenue par l'évaluateur emprunte au bon sens et à quelques autres techniques. Sans doute s'il n'y a une escroquerie ou toute autre fait pénalement répréhensible peut-on parler de valeur fictive, ce qui ne relève plus du discours civil mais pénal.

Quand un professionnel, notamment du droit, ou une administration, fixe une valeur après un travail un tantinet sérieux, le juge n'y voit pas une valeur fictive (Cass. com., 24 mai 2016, N° 15-17788).

A l'inverse, dans une affaire qui ne sera pas exposée, le notaire qui a l'idée de retenir une valeur fictive dans un PV de conciliation n'aide pas à concilier les parties dont la convention semble carrément nulle pour défaut d'objet (Cass. civ., 10 janvier 1978, N° 75-13136).

La "valeur fictive" est ainsi plus un fait qu'un concept (cadeau à ceux qui entendent réfléchir au concept...).

On peut penser, que s'agissant d'une valeur fixée après un travail d'évaluation, la valeur fictive n'existe pas. Demeure l'hypothèse d'une valeur erronée, mais la dire fictive serait confondre deux situations et deux notions. Les situations et notions de fictivité et d'erreur ne se rejoignent que dans des cas limites où l'évaluation ignore le marché, les coûts, les comparaisons...

Tout pouvant être fictif, la valeur fictive peut donc néanmoins exister, si elle est le produit d'une évaluation dolosive ou de l'imagination d'un esprit léger ou embrouillé. Si elle est un chiffre avancé en l'air. Sans référence. La valeur fictive est celle du vendeur d'immeuble qui apprécie son appartement au vu des besoins financiers qu'il a pour un racheter un plus récent, mieux placé et plus grand...

Le roman purge cette difficulté par une convention entre le légataire et les ministres concernés qui acceptent l'essentiel des actifs de la succession et renoncent à l'impôt - les droits de succession (on laissera le fiscaliste apprécier).


Un peu plus loin, la valeur fictive trompe cette fois, non plus le notaire, mais la plume du romancier quand il évoque le reliquat de cette valeur fictive.

Naturellement, les 374 francs (cas d'espèce), d'une valeur de succession, n'existent généralement nulle part, sinon qu'en chiffres de la somme dans cet état liquidatif. Il ne peut ainsi penser que son héros, qui délaisse l'essentiel de la succession a par ailleurs perçus.

Ainsi, l'évaluation du notaire d'une succession à quelques centaines de millions et 374 francs (et des centimes, Michel Rio apprécie le détail) peut-elle tromper. Elle ne laisse pas en caisse lesdits 374 francs, pas plus que n'y figurent les millions qui ne sont que le compte de l'évaluation de divers biens.

L'amateur de monnaie, dans un temps où celle-ci devient subtile alors que, simple, elle n'était que mal comprise, doit compléter le propos.

Un reliquat précis peut exceptionnellement exister qui sera versé à l'héritier ou au légataire. Tel sera le cas si l'évaluation n'en est pas une, et que la somme mentionnée en somme d'argent n'est . Il n'y a alors aucune évaluation, car l'argent est liquide : il est sa propre évaluation. C'est une des qualités de la monnaie, qualité intrinsèque liée à sa qualité d'instrument de compte (on peut dire "monnaie de compte", mais l'expression a plusieurs sens).

Nous relirons cependant tous Michel Rio qui, à l'époque, avait dû déconsidérer l'aptitude des mots juridiques, voire celle de la langue juridique qui, quoique tirant des bords sur quelques caps scientifiques, ne se hisse pas au rang de science.

Il préféra probablement la dure et froide élégance des sciences exactes (disons moins inexactes que d'autres). Cela fait bourgeonner des annotations poétiques sur la physique et les neurosciences, toutes stimulées par l'alizé qui "...soulevait des terres pelées du plateau sud...".



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