Affaire Société Générale : déduire des pertes de trading n’est pas « récupérer » des milliards. Ces pertes donnent le montant des dommages et intérêts si la banque est victime d’une infraction pénale.



Affaire Société Générale : déduire des pertes de trading n’est pas « récupérer » des milliards. Ces pertes donnent le montant des dommages et intérêts si la banque est victime d’une infraction pénale.
Les propos excessifs des avocats se justifient souvent par leur mission, essentielle, qui est de défendre le client car, dans une démocratie, toute personne a droit à un défenseur. Que la presse reprenne ces propos sans nuance ni analyse est en revanche fort gênant quand la « stratégie » de défense repose sur des inexactitudes caractérisées. Nos propos critiques sur les banques ne sont que le fruit de la conviction et, parfois, la banquier mérite d’être approuvé, étant noté que, comme d’autres, convenons-en, nous parlons davantage des trains en retard que ceux qui arrivent à l’heure.

Un des moteurs de ce blog réside donc dans les propos juridiques étonnants qu’un juriste entend, parfois, souvent..., propos généralement repris sans limite dans les médias.

La dernière polémique stérile a eu pour objet le traitement fiscal de la perte subie par la Société Générale. Cet établissement de crédit a vu sa réputation entamée par son manque de contrôle de ses traders et spécialement sur l’un d’eux qui lui a fait perdre plusieurs milliards (1). Mais la banque rétorque, et a été entendue, que contre la fraude la plus forte (un délit pénal), elle ne pouvait pas ou guère identifier les faits. Les personnes morales ayant la qualité d’établissement de crédit sont sanctionnées par la Commission bancaire hier, aujourd’hui par l’ACP. Ne pas avoir vu arriver une infraction pénale peut ne pas convaincre une juridiction administrative. Cela a été le cas pour la Société Générale où la "régulation" peut y voir un contrôle qui n'était pas adapté et assez efficace ; le défaut sur le plan de la régulation administrative n'interdit pas l'existence, dans le même contexte, d'un infraction pénale causant un préjudice à la banque !

Pour sa part, et cela défraye la chronique, le trader concerné a été condamné à quelques années de prison et au remboursement de l’entière somme perdue (« pour » la banque) à travers ses positions, soit la somme extraordinaire de 4, 9 milliards d’euros. Dans divers pays, un trader reconnu coupable de faits pénaux de cette nature risquerait de passer sa vie en prison. Dans aucun il ne serait relaxé de toute condamnation pénale, soit pour escroquerie, soit pour abus de confiance, soit pour des infractions spéciales aux marchés selon les incriminations existantes - à supposer que ce ne soit pas des pertes survenues par inadvertance, ce qui est affaire de Justice. Nous discutons naturellement au-delà de l'espèce (la condamnation n’est d'ailleurs pas définitive puisque le jugement du tribunal correctionnel a été choqué d’appel).

Dans cette affaire, la Société Générale est décriée pour ne pas avoir dit qu’elle avait imputé sa perte sur les comptes de l’année en cause (2007). On dit qu’elle a « récupéré » une partie de ses milliards. On en viendrait ainsi à dire, et à défaut on laisse entendre, qu’elle n’avait pas à se constituer partie civile en demandant ce montant de 4,9 milliards. Voilà des positions bien étonnantes... Le problème est que cette idée de « récupérer » ne veut rien dire.

En vérité, l’Etat a simplement dû reverser un trop-perçu d’impôt sur les sociétés, lequel est périodiquement réglé. Cette restitution est cependant la cause directe de la perte qui a été passé dans les comptes et qui est incontestable. La déduction des pertes est permise par l’article 39, 1-1° du CGI. A la clôture de l'exercice où la déduction a eu lieu la perte était certaine et définitive puisque les positions avaient été liquidées : il s'agissait d'une charge pour la société. A défaut, une provision aurait été passée en compte et aurait eu le même effet, et ce définitivement au moment du constat des pertes par le débouclage final des positions. Les pertes de trading sont des pertes de l’exploitation et doivent être comptabilisées, c’est plus qu’une possibilité, c’est une obligation pour que les comptes soient sincères.

Le fait pénal ne fait que confirmer la déductibilité. Ainsi, sont déductibles les pertes dues à un détournement commis par un salarié à l'insu de l'entreprise, ce qui vise les situations dans lesquelles les dirigeants n'ont pas eu connaissance des détournements commis ou n'ont pas concouru, par leur comportement délibéré ou leur carence manifeste dans l'organisation de l'entreprise, aux détournements (CE 5.10.07, n° 291049 : RJF 12/07, n° 1381).

La condamnation à des dommages et intérêts de la personne reconnue pénalement responsable de la perte est un autre aspect. Elle a un lien avec la question précise traitée ici : celle de la déductibilité. Si une entreprise se prétend victime d’un de ses salariés, elle est quasiment obligée de se constituer partie civile – il y aurait sinon une faute de gestion de la part de la direction générale. En outre, l’entreprise, pour les mêmes raisons, mais aussi pour répondre à un principe de cohérence, est amenée à réclamer l’entier dommage qu’elle prétend avoir subi. Le tribunal du coup, dans cette situation, s’il reconnaît un tiers pénalement responsable, ne peut que condamner à ce même montant (2). Il y a là un processus juridique et judiciaire normal.

On peut comprendre que le tout soit étonnant. Demander 5 milliards à quelqu’un qui peut seulement vous rembourser quelques milliers d’euros a, en pratique, il faut en convenir, un aspect dérisoire. Pourtant, la situation n’est pas anormale et encore moins scandaleuse. La créance peut être inscrite dans les comptes mais, dans le même temps, elle sera également passée en créance irrécouvrable, soit en perte. Le jeu d’écriture ne sera pas totalement un jeu à somme nulle. La somme mathématique, ou comptable, est nulle ; mais la somme juridique ne l’est pas : comme il se doit, les comptes traduisent ce qui s’est passé en droit, ce qu’ont été les opérations de l’entreprise. Ces écritures comptables sont le reflet de règles comptables qui sont en concordance avec les lois civiles et commerciales ; ne respecter ni les unes ni les autres serait renier « tout » le système juridique, ce qui serait une drôle de vision de la place du droit dans la société. Ecarter tout le droit parce que cela est bizarre est intenable : autant abolir toutes les lois et la République. On osera donc conclure que la Société Générale a appliqué des règles qu’elle pouvait et devait respecter et a eu un comportement judiciaire logique.

Sur l’ensemble de l’affaire, il y a maintenant à voir si la condamnation pénale est confirmée et si le dispositif annexe (condamnation civile) l’est lui aussi. De quoi surveiller cette affaire qui, dans notre prochaine participation à un ouvrage collectif (Colloque « La rénovation du système financier », éd. Bruylant, à paraître, avec notre analyse : « Réguler les excès de la finance, Art du droit et théorie politique de la régulation ») (3), nous amène à proposer une révolution du statut des traders .

Ils ne ressemblent finalement guère à des salariés…!

Les présentes lignes, et donc les propos excessifs de certains, ne doivent pas faire oublier les questions qui importent et les réponses que le juriste seul apporte !


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1) Des « positions » extraordinaires ont abouti, en 2007, à une perte extraordinaire de 4, 9 milliards. Pour 750 millions d’euros perdus, la moitié du directoire de la Caisse nationale avait été démissionné sous la pression de l’Etat et de l’opinion publique. Pour la Générale, la même pression aura eu raison de son président. Les dirigeants payent (parfois) de leur place le défaut de contrôle.
2) En ce sens : D. REBUT, La Semaine Juridique, JCP éd. G, 2010, 1019 : « Affaire Kerviel « le tribunal n’avait pas le pouvoir d’individualiser les dommages et intérêts… »
3) L’ouvrage pourrait être publié avant la fin de l’année 2010.


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