Humanisme et raison juridique, #directdroit par Hervé CAUSSE

Le concept de vie sociale : ou l'utilité renouvelée de l'antropomorphisme en droit des sociétés ?



L'anthropomorphisme qui sert souvent de guide à la réflexion du droit des sociétés est tout aussi souvent critiqué. A raison : la société n'est que du papier et des gens qui oeuvrent. Dès lors qu'ils changent les papiers et cessent d'agir il n'y a plus de société. Sans le moindre arrêt biologique ou la moindre goutte de sang.

Néanmoins, la naissance, la mort et la vie de la société sont des fatalités. On peut tenter de tourner les choses autrement, on y revient. La raison en est fondamentale. Dès lors que la société est considérée comme une personne, elle a été pensée comme telle, le législateur a eu ce schéma en tête (celui du parcours d'une personne physique). Toute loi de droit des sociétés procède des idées de naissance, de vie et de mort.

Naturellement cela devient totalement faux sous un aspect historique ou pour les grandes sociétés. Historiquement la société est un contrat ; elle le demeure ; mais le contrat lui-même est pensé dans un cycle de vie et de mort... Pour les société importantes, et notamment les opérations spéciales (fusions, scissions), la vision peut changer ; une fusion ou une offre publique de titres ayant un visa de l'AMF a peu à voir avec la vie humaine. A moins de dire que la société souhaite "grossir"... Je disais, on y revient. Même la transformation évoque désormais le changement de sexe...

Dans ce processus intellecturel, la question se pose de désigner le phénomène.

Les auteurs utilisent en général, pour la vie de la société, le concept de fonctionnement (B. Dondéro, Dalloz, 2019) qui utilise aussi et ailleurs le concept d'événements (Droit des sociétés avec Paul Le Cannu, Montchrestien, Lextenso). Le mot sonne de cliquetis techniques. Le concept de vie sociale est peut-être le plus intéressant : il est peut-être l'utilité renouvelée de l'anthropomorphisme.



La question se pose et ne se pose pas. Ce n'est pas une question pratique, purement juridique. C'est une question que l'on peut en revanche poser quand on se prononce sur une point technique. Lorsque l'on souhaite donner du sens à une règle ou à une jurisprudence. La règle positive à appliquer ou à interpréter peut subir l'idée générale d'anthropomorphisme, l'idée qui semble plus neutre de fonctionnement ou bien l'idée plus vivace ( à notre sens) de vie sociale.

Les deux idées sont parfois utilisées, la vie sociale désignant alors plus spécialement quelques situations (certaines décisions sociales et les conflits majorité / minorité) (B. Petit, Droit des sociétés, 2015). Le fonctionnement répondrait alors à une vision plus statique de la société, alors que la vie sociale pourrait incorporer les minorités ou majorités agissantes qui, réelles, ne sont pas des organes.

Néanmoins, l'idée de fonctionnement peut inclure la question des salariés (sur les principes) (J.-M. Moulin, Droit des sociétés, 2021) ; l'anthropomorphisme est ici en échec avec un comité d'entreprise qui est personne morale (pas moins avec le commissaire aux comptes). Le CE ou CESE est informé et consulté et peut agir selon une liste d'une quinzaine de prérogatives.




L'organe domine parfois au point de suggérer une présentation par "l'organisation de la société" (V. Magnier, Droit des sociétés, Dalloz, 2021). L'associé n'est pas exactement vu en organe (on a dit plus haut la réticence) mais, avec lui, est commencée la description de l'organisation, elle se poursuit avec l'organe de direction (le dirigeant) et l'organe de contrôle (le commissaire aux apports) ; tous cela dans une approche de base, d'initiation à la matière du droit des sociétés. Ainsi les divers organes organisent et montrent la société en "organisation" (terme peut-être entre les idées de fonctionnement et vie sociale ; cette dernière qui voit s'affronter les minorité et majorité se range alors sous ses associés [Magnier]).

Des réalités de groupes (d'associés) et de puissances (d'associés) ne passent pas par des organes (per ex. dirigeant) ou personnes autre que la société (CE ou CAC). Ainsi des regroupements d'associés pour bloquer une décision ou agir en justice (5 ou 10 % des titres ou droit de vote, minorité de blocage ; déjà, dire que l'associé est un organe se discute car il est plus cellule qu'organe, mais les minorités de circonstance ne sont manifestement pas organes ; telle la minorité qui par exemple s'unit pour demander une expertise de gestion).

Le concept de vie sociale : ou l'utilité renouvelée de l'antropomorphisme en droit des sociétés ?
Ainsi, paradoxalement, l'idée de vie sociale peut être de montrer une utilité renouvelée de l'anthropomorphisme et simultanément amoindrie - une simple méthode qui n'atteint pas le fond. Il s'agit de ne pas refuser le fait du mimétisme biologique pour mieux en sortir. Mieux appréhender la société qui dispose d'une certaine surface (commissaires au comptes, salariés avec le fameux comité d'entreprise, associations d'actionnaires ou associés minoritaires ou majoritaires éventuellement organisés... par un pacte). Dans le même temps, on le répète, l'organisation complexe qu'est désormais la société (pensons à la société à mission avec son comité de mission, ou aux comités de toute société cotée - Comité d’audit et Comité des rémunérations et des nominations) s'éloigne de plus en plus de la vie d'un être humain.

Le meilleur moyen de résister à la pensée facile de l'anthropomorphisme est donc probablement de ne pas en nier l'attrait, de ne pas le nier alors qu'il a pu inspirer le législateur (fût-ce par des biais non assumés), pour savoir, dès lors, et ensuite, ne pas le subir dans l'analyse.

Il convient plutôt de l'assumer pour le maîtriser et le dépasser.

Un gros morceau du droit des sociétés décrit la marche de la société, peut passer par les idées de fonctionnement, d'organisation ou de vie sociale. Dans ce dernier cas, les jeux complexes et parfois informels (minorité, majorité, réunion pour une action en justice) s'éloignent de la seule idée que la société est une personne. La vie sociale renouvelle l'idée biologique de vie, mais la diversité des intervenants, de formes et nature différentes, évoque davantage la cité où tout est discuté que l'unité de la personne physique.



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