L'exercice de la pensée.



L'exercice de la pensée.
"Les seconds couteaux s'agitent. Les truqueurs déboulent. Les poseurs s'installent. L'ennui triomphe. Tout le monde écrit. Plus rien ne dure. On veut gagner de l'argent".

Jean d'Ormesson, Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit.
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L'exercice de la pensée, 10 février 2017, note rééditée en hommage à J. d'Ormesson.


L'expression est pédante, mais puissante.

La formule est choquante, mais attirante.

Le mot suggère une rigueur d'esprit, une esthétique de la pensée. Toutes choses qui sont loin du brouhaha du quotidien. Pourtant.

Elle m'a été inspirée par un film français, "L'exercice de l'Etat" : le titre dépasse l'œuvre entraînée vers le fond par le milieu examiné, Une vérification sommaire renvoie à diverses sources qui ont déjà utilisé l'expression, les auteurs qui ont inventé l'expression. Dont acte. La vérification confirme qu'il y a comme une problématique. Une esthétique aussi.

L'expression, plus prosaïquement, marque la différence du courant et du rare, du banal et du précieux ; en somme de ce qui est un brin (la frontière n'est pas claire) scientifique et ce qui ne l'est pas. François JULLIEN, philosophe plus que sérieux, qui joue sur trois civilisations, le dit à propos de la philosophie : il y a la philosophie d'opinion (la courante), il y a la philosophie d'élaboration (celle qui construit les concepts).

L'exercice de la pensée évoque cette seconde posture ; les juristes peuvent s'en inspirer. Les autres aussi.

L'expression se tient par deux totalités qu'elle implique, sur la note de l'honnêteté intellectuelle, bien sûr ; note tenue bien en respect tant la société, les carrières et les relations imposent de l'oublier. On n'insiste pas. Nous parlons pour quelques-uns, pas nécessairement des intellectuels, des auteurs, ou créateurs.

Mais ces derniers sont confrontés à ce défi d'avoir, un petit peu, à maîtriser l'exercice de la pensée.

L'exercice de la pensée m'évoque le travail pratique de l'information ramassée puis de l'information livrée.


L'exercice de la pensée par la totalité de l'information. Ce peut être un premier temps.

I. L'exercice m'évoque une mission de réunion d'une information éparpillée, dense, importante, significative. Jamais ladite information ne sera complète. Le romancier invente son information, du moins en partie, mais qu'importe ce détail.

Alors, ce dont il s'agit, est de réunir une information jusqu'à ce que les nouvelles informations, sources, ne révèlent plus rien ; ou presque plus rien. Sans doute une dernière source pourrait apporter, mais il faut admettre que les originalités de conception(s), d'analyses ou d'angles de vues sont rares.

Quand on entreprend un point précis, une recherche sur une question (et non pas sur rien !), bref une recherche, on est parfois étonné de faire le tour de l'information disponible en quelques semaines seulement. Mais il faut parfois des mois... Faut-il encore savoir manier la documentation, la chose se renouvelle (di-gi-ta-li-sa-tion !).

Digitalisation, certes. Mais rien ne change : il faut encore chercher, trouver, lire, comprendre, synthétiser (la banalité de ces verbes est choisie).

Il s'agit d'aller au fond des choses, du détail aux généralités. Facilité. Alors il faut être honnête : du détail aux originalités en passant par les réalités intermédiaires. Et il y a plusieurs zones intermédiaires. L'exercice de la pensée est un exercice fini mais qui a une profonde conscience de son caractère fini. En cela, la conclusion, la découverte, ouvre sur autre chose. La recherche future. La découverte à venir.

Il faut enfin faire la synthèse, et on est étonné du travail immense que constitue la mise en ordre. N'est-elle pas pourtant que cela. Une sorte de plan, de sommaire. Organiser 50 propositions passant par 5 idées sur 100, 200, 300 pages ou plus. A l'Université ça prend une thèse, tout le monde ne s'en remet pas.

Ce travail est indispensable pour dire qu'une fois au moins on s'est livré - avec succès ou pas, c'est une question autre - à l'exercice de la pensée.

On est au cœur de l'acte de penser, qui exige l'appui de l'écrit.


L'exercice de la pensée par la totalité de l'analyse. Ce peut être un second ou un deuxième temps.

II.
Cette mise en forme est l'exercice final qui consiste à établir et vérifier les liens d'intelligence d'une partie à une autres, de chapitre(s) en chapitre(s). Final ? Il est tellement long qu'on comprend que, la mise en forme, est une mise en fond !

C'est que la pensée est tissée dans l'intelligence, soit le rapport des choses entre elles. On ne les voit qu'avec l'apposition des lignes, avec la juxtaposition des pages. Une gracieuse horreur tirée de la lourdeur de la tâche !

Les chapitres doivent être solidement et rigoureusement attachés les uns aux autres. Mais, oui, ce travail est du fond. Quand on y est allé, au fond, au tréfonds même tant l'information était dense, la forme ne devient que la forme. Encore que. En imposant des intitulés courts (clairs, précis et intelligibles), des transitions du même acabit, la forme est un dernier test de validité de la pensée consignée. Ah les transitions... faut-il donc des années pour comprendre que la transition n'est pas l'annonce plate de ce qui suit, mais le lien, l'essence d'une logique... Des années...

Construire. Ecrire. La pensée est consignée. Mise en sûreté comme Lydie Salvayre met en sûreté les souvenirs de sa mère qui a connu l'extase et le désastre de l'été 36 en Espagne (Pas pleurer, Seuil, 2014). Si vous avez quelque chose à dire... écrivez-le ! On oublie, ici et à l'instant, que d'écrire suppose l'exercice de pensée.

Jean d'Ormesson le dit à propos de l'exercice de la pensée romanesque, cherchant sa voie dans le fatras actuel (l'ouvrage en illustration, original, est un roman de société, un roman de souvenirs et un roman philosophique). Il le dit avec la délicatesse qui s'impose aux propos les plus durs adressés à l'encontre de presque tous :

"Les seconds couteaux s'agitent. Les truqueurs déboulent. Les poseurs s'installent. L'ennui triomphe. Tout le monde écrit. Plus rien ne dure. On veut gagner de l'argent".

Loin de cela, l'exercice de la pensée exige la totalité du savoir disponible et la totalité de l'implication de l'esprit pour accoucher de quelque chose de nouveau, ou au moins d'une chose d'hier mise à jour. Cette dernière chose n'est pas rien ! La première chose, est magique, c'est l'idée qui sous-tend la découverte, qui s'y mélange, qui l'anime. Là, je ne crois pas à la chance, contrairement à ce que souligne mon sympathique (et éminent bien sûr) collègue Cédric Villani, (l'homme à la lavallière qui vient de faire un appel à faire des maths, illustration ci-dessous).

Voilà présenté le cœur de l'affaire ; on comprend que celui qui voit tout sur un point et le consigne en une forme réalise l'exercice de pensée, laquelle n'est l'exclusive de personne ni d'aucune organisation, laquelle n'a pas besoin d'être affublée d'un quelconque titre administratif ou académique (pas même celui du doctorat).

Plus d'un penseur a marqué son temps sans être docteur ou professeur, son travail (un livre, ou autre chose) se vendant, cultivant et instruisant. Nombreuses sont les anecdotes où l'université a laissé à sa porte quelques grands penseurs de leur temps. En effet, entre les deux temps pragmatiques que je livre, pour rassurer, il y a une construction dans ce qui était auparavant vide.

La pensée comble l'espace du vide. Une vertu parmi d'autres.


L'exercice de la pensée a de multiples vertus. Inattendu troisième temps.

III
Il ne faut seulement penser à ceux qui feront métier de penser ; les enseignants-chercheurs, vous savez, sont d'abord des enseignants-penseurs. Les chercheurs aussi, du privé ou du public, ou du semi-privé ou semi-public. La vertu sociale de donner des profs de fac et des chercheurs est connue, passons.

L'exercice a également pour vertu de pousser diverses personnes au maximum de leurs possibilités. Le fait d'atteindre ses limites, et on en a tous, est un sentiment unique. Un accomplissement spirituel en vérité. On sait que, à ce point, on ne peut plus. On ne peut plus, alors, rien alors se reprocher. On ne peut plus rien regretter. On s'est accompli. L'homme d'affaires, lui, semble devoir être hanté ; parvenu à un milliard il lui en faut 2, 3... Mais nous voulons nous tromper.

Celui qui aime les titres les accumule jusqu'à vouloir, un jour, qu'on en invente pour lui.

Celui qui s'est livré à l'exercice de la pensée est, lui, repu de son propre être. Il peut passer à autre chose.

Aux autres. Aux choses. Aux vérités. Mais avec ces dernières, l'initié à la pensée est alors sur la même ligne. Il sera utile.

Il peut passer à autre chose;

Parfois au fric, surtout s'il a perçu que ses limites étaient bien plus proches que ce qu'il ne pensait. Et que les autres l'ont vu ! Il veut se venger. Mais de qui ? De lui ? Mauvaise ligne.

L'exercice de la pensée permet enfin de ne pas avoir de regrets. C'est toute un art que de cultiver celui de ne pas avoir de regrets, et c'est hors de notre propos. Mais, pour les étudiants brillants, pour les esprits exquis, et j'en parle avec affection puisque je n'en fus pas, et que je n'ai jamais été en concurrence avec eux, basculer dans la pratique sans chercher, penser et écrire est parfois un regret éternel. On le voit, mais ce n'est qu'un cas, avec des amis qui n'ont pas commencé une thèse, qui ne l'ont pas finie... On le voit encore avec certains qui regrettent tant de ne pas avoir écrit un mémoire.

La plus grande vertu, attachée à l'exercice de pensée, est que l'on donne des chances à la société de comprendre ce qu'est la recherche et donc la science. Cela, c'est une chance qui peut être donnée à travers des milliers d'esprits. Ils seront plus sensibles à la recherche, médicale, oui, elle est là, évidente, mais aussi à la recherche abstraite, mathématique, semi-abstraite, la science physique, et à toutes les autres...


L'exercice de la pensée donne une chance aux hommes de continuer sur la voie de la transcendance de l'intelligence avec la modestie que procure le fait d'avoir touché ses limites.

Voilà une forme supérieure d'humanité.







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Je dédie ces lignes à Bernard Teyssié, ami et maître qui m'a donné un jour la possibilité la m'exercer à la pensée, en espérant que l'originalité de ces lignes ne le lui fasse pas regretter.

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