"Entre rupture scientifique et injonction institutionnelle, l'interdisciplinarité en question" par Jean-Paul Billaud (MSH de Clermont-Ferrand)



Le prochain séminaire de la MSH se tiendra mardi 27 mars prochain de 12h à 14h, amphi 220. Il sera animé par Jean-Paul Billaud (DR CNRS, sociologue) sur le thème "Entre rupture scientifique et injonction institutionnelle, l'interdisciplinarité en question".

L'interdisciplinarité est à la mode, sans doute parce que les spécialités l'ont été un peu trop. La spécialité est signe de rentabilité, donc d'employabilité (ou d'utilité pour s'associer...) : le spécialiste est opérationnel. En un mot plus clair : rentable. Nombre de mes étudiants retrouveront mes conseils concrets à partir de ce thème intellectuel (l'interdisciplinarité), pour trouver un emploi : soyez un spécialiste et donc rentable vous aurez un emploi ou une autre utilité sociale.

Mais finalement.... on se demande ce qu'il y a de neuf sous le soleil, sans doute parce que l'on est en retard (et que les juristes adorent nier l'évolution) :
"Entre rupture scientifique et injonction institutionnelle, l'interdisciplinarité en question" par Jean-Paul Billaud (MSH de Clermont-Ferrand)

je suis spécialiste de droit bancaire et financier parce que je suis commercialiste et privatiste, et parce que je suis juriste (un arrêt du Conseil d'Etat ne me fait pas peur, enfin parfois si...). Seul l'aller-retour entre matière générale et matière spéciale vaut le coup, permet de cheminer intellectuellement - cheminer, avancer.

C'est la raison pour laquelle on demande aux jeunes docteurs d'écrire hors le champ de leur thèse et hors le domaine à laquelle elle appartient. Il faut de la souplesse - et en vérité, de l'intelligence mais personne n'ose le dire.

Etant commercialiste, les matières économiques et de gestion ne me sont pas indifférentes. Je cite dans le texte plusieurs économistes un Droit bancaire et financier , lequel commence par Hayek et finit par Keynes (SVP ne rien en déduire). Je passe sur d'autres considérations (je ne vais pas étaler mes considérations méthodologique : personne ne louerait de ces démarches mais la majorité s'emballerait pour me faire passer pour fou).

L'interdisciplinarité appelle donc à un certain comportement dans les recherches, sans invoquer la sainte éthique : personne n'a jamais écrit la liste des prescriptions éthiques, encore moins à l'Université qu'ailleurs.

L'interdisciplinarité est donc une injonction des pouvoirs publics, une politique de l'enseignement supérieur, dont le message, sinon le discours, est clair : "Mes chers chercheurs, vos recherches sur vos thèmes, par vos seules méthodes et pour votre public habituel, ne me convainquent pas". Allons plus loin : "Ce que vous trouvez, si du moins vous trouvez en dépassant l'évidence technique, ne me semble pas toujours pertinent ni même, peut-être, parfois, constituer une véritable trouvaille".

Dans certaines sciences exactes et appliquées le juge de la propriété intellectuelle (l'INPI) règle l'affaire. Mais, même dans ces cas où la trouvaille est officiellement consacrée, l'interdisciplinarité peut être exigée en amont pour davantage de créativité (un mot inconnu), davantage de trouvailles.

Où l'on voit que l'interdisciplinarité doit être maniée avec prudence. A vrai dire, elle est plus facile à manier par ceux qui, après une grande expérience de leur matière, peuvent se permettre de remettre à peu près tout le système en cause. Il n'est pas certain que tous les pédagogues qui militent pour l'interdisciplinarité disposent de cette expérience là dans les sciences de l'éducation.

En droit, le message de l'interdisciplinarité n'est pas entendu - mais je me trompe peut-être, après tout, je n'ai ni les faits ni la balance pour les peser. La discipline juridique est entendue et conçue, majoritairement (et cela laisse de nombreux auteurs dans la minorité), comme refermée sur elle-même pour délivrer un message normé, limité et destiné au juge, au législateur et aux professionnels du droit.

En droit, on voit le résultat de cette conception, vieille de quelques décennies, et qui ne va pas pouvoir tenir, et qui je crois craque. Nous ne dirons pas le bilan apparent de cette période, en premier lieu parce qu'il est apparent, en second lieu parce qu'il faudrait de longues pages pour le faire. Mais une nouvelle école arrive qui dépasse les besoins pratiques, à ne pas négliger, du droit positif et des actes opérationnels (savoir rédiger un contrat, savoir faire un procès, savoir écrire une consultation, savoir un arrêt dans ses implications concrètes...).

Pour faire intellectuel, on pourrait parler d'un entre-soi, qui peut être un bien même s'il est souvent un mal. On pourrait encore revendiquer une pensée inclusive... Une pensée globale, voire complexe ! Bref, l'entre-soi est un des moyens de repousser l'interdisciplinarité.

Mais l'interdisciplinarité aboutit aussi à ses excès où l'auteur ne pratique plus sa matière ni les autres. L'auteur peut en venir à écrire un charabia que ni les siens ni les autres ne comprennent. Faire avancer la connaissance sans être compris de personne est difficile, quoique l'on sache que ce soit parfois nécessaire, mais seulement pour quelques esprits supérieurs : Emmanuel Kant évaluait à 2 ou 3 siècles le temps utile à comprendre certaines parties de la Critique... les spécialistes de Kant jugent que cela a été plus court mais globalement le pronostic était valable.

A nouveau, la conduite à tenir est celle de l'aller-retour. Cet aller-retour est également nécessaire entre la pratique et la travail académique (mais cela on ne le dit pas, il manque de professeurs dans le supérieur, si en plus ils allaient dans d'autres entités publiques ou privées...). Le même aller-retour est utile, si le cours est flexible, entre les cours et la recherche : quand on trouve des choses inexplicables à ses étudiants, on finit par se convaincre que le problème est dans la trouvaille.

L'interdisciplinarité est donc en partie une question de méthode (en grec cheminer...), elle est aussi en partie une question de culture (si tant est que les deux se dissocient aisément). On écoutera donc avec profit l'invité de la Maison des sciences Humaines.

"Entre rupture scientifique et injonction institutionnelle", le mot "entre" est un peu vague pour nous, on le délaissera pour un propos plus catégorique ; on tire de quelques réflexions, à peine ci-dessus relatées, que l'interdisciplinarité est en vérité actuellement une "injonction scientifique" (épistémologique) appelant une "rupture institutionnelle" (refondre ministère et universités), mais quelques hiérarques universitaires ne vont-ils pas grincer des dents en voyant la portée de l'affaire ...?


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