Humanisme et raison juridique, #directdroit par Hervé CAUSSE

Xavier DELPECH invoque "la Finance" à propos de la réforme du droit des contrats (AJ Contrats, 2017, 352).



Le Rédacteur en chef des éditions Dalloz invoque "la Finance". La publication interrogera-t-elle les auteurs ? On le note car nous posons la question du droit monétaire, bancaire et financier en terme (au singulier) de Finance (v. Droit bancaire et financier, Mare et Martin, 2015, notamment l'introduction) ; c'est probablement une incongruité pour nombre de juristes alors que la chose devrait relever de la banalité.

On note et on prend prétexte de cette invocation doctrinale pour une digression.

Le recours au terme "Finance" est subversif : la doctrine juridique cache le mot et le fait. On peut produire des milliers de pages de droit bancaire ou de droit financier sans mot dire de la finance, sans dire le mot de finance. La méthode est en cause : comment étudier le droit d'une matière que toute la société appelle "finance", et que toute les sciences sociales appellent "finance", sans s'arrêter sur le mot ? Surtout, sur le fait.

On sait d'où vient cet isolationnisme doctrinal. Le juriste veut apparaître objectif, neutre, impartial... parfait ? L'auteur de lignes juridiques se prend pour un juge qu'il n'est pas. Un rapport scientifique, ces dernières années, invitaient les candidats à l'enseignement supérieur à s'abstenir de "jugements de valeurs". Voilà le problème général qui occupe les juristes qui écrivent du droit : la majorité pense que ces écrits doivent être déconnectés de la société pour être objectifs et crédibles, et seulement axés sur les sources (écrites bien sûr).

Cette condition imposée, cette abstention, permet seulement de leur faire perdre de l'intérêt aux analyses juridiques.

Les juristes qui écrivent (la doctrine) sont arrivés à placer le droit dans une boucle professionnelle qui ressemble à un enfermement.

L'analyse juridique doit comporter pour avoir toute autorité et valeur :
- des analyses objectives et méthodiques,
- des analyses de contre-méthode qui replacent le débat dans son cadre social (économique, politique) et,
- enfin, le juriste doit être libre de porter des jugements de valeur sur une politique juridique, jurisprudentielle, sur une loi ou sur un ensemble de lois.

La science juridique ne se conçoit pas sans les deux premières composantes.

Elle perd beaucoup d'intérêt sans la dernière composante, les jugements de valeur. Quand le dispositif juridique aboutit à des résultats absurdes ou creux, le juriste doit pouvoir le dire, l'écrire. La doctrine n'est sinon que l'ombre du pouvoir politique, législatif ou judiciaire.

Le jugement de valeur impose au juriste de mettre en balance son analyse strictement juridique et son intérêt social. Mieux vaut qu'il se trompe, car il se trompera moins la prochaine fois, que de rester silencieux. A l'évidence, ces opinions doivent être signalées comme telles et constituer, en quelque sorte, la queue des analyses. A l'évidence, et c'est un défaut des doctorants débutants, le jugement de valeur (la conviction personnelle) ne doit pas être l'hypothèse de travail, la chose à démontrer dans la thèse - erreur fréquente. Le jugement de valeur ne doit être portée qu'après des analyses précises et méthodiques qui y conduisent.

La finance est donc un des grands sujets de droit bancaire et financier même si les ouvrages et revue le cachent. Elle doit être analysée en droit, au vu de sa réalité sociale et il est recommandé d'opiner sur sa valeur. Si les juristes pouvaient aider à prévenir une crise financière, ils n'auraient pas manqué à leur office, qu'il s'agisse du droit privé ou du droit public, ou du droit pénal ou du droit international.

Mais on comprend la réticence. Il suffit de voir la difficulté qu'il y a, par exemple, à appréhender l'ordre public financier notion juridique pourtant assez exploitée (voyez à ce sujet : Sur l'ordre public financier méconnu par l'AMF://www.hervecausse.info/L-ordre-public-Colloque-Cour-de-cassation-Conseil-d-Etat-24-fevrier-2017_a1341.html ).

On comprend alors la difficulté qu'il y a à aller chercher une notion née hors du droit, la finance, pour l'y ramener et la concevoir du tout ou tout. Les publicistes ne semblent pas saisir le sujet qu'ils approchent peut-être un peu plus.

Les principes majeurs nouveaux ne sont donc pas étudiés : par exemple, la stabilité financière.

Cela explique que l'invocation de "la Finance" surprenne dans une revue non spécialisée en droit monétaire, bancaire et financier.

Tout de suite, l'article de M. Delpech est cité par des auteurs, dont il parlait, et qui parlent au nom du Haut comité juridique organisé par la Place financière... au nom de "la Finance" ? (Canivet, Pietrancosta et Sénéchal: Améliorer le droit des contrats..., AJ Contrats, 2017, n° 12, 505). En citant l'article de M. Delpech, ces auteurs se fondent indirectement sur le concept de finance qu'ils ont toutefois la prudence voire la convenance de ne pas citer.

Soudainement en pleine lumière juridique, la Finance s'appuie sur le droit des obligations, se montre en un Haut comité et une revue la signale. Est-ce une "surinterprétation", comme il se dit ; après tout, le billet de M. Delpech se contente d'évoquer trois questions techniques et le Haut comité. Personne n'a voulu parler de finance.

On cache la finance pour d'autres bonnes raisons. Elle se saisit mal : elle se balance souvent entre les prétentions arrogantes des financiers, la suffisance des autorités de contrôle toujours satisfaites d'elles (le 4e pouvoir de régulation), l'ignorance des consommateurs-investisseurs, les turpitudes législatives de Bruxelles et Paris, la malice de professionnels toujours rassurants, le décalage de la jurisprudence...

Mais doit-on pour cette raison renoncer à l'étudier ?

On essaye depuis quelques années de stimuler les interrogations sur la Finance.

Dernièrement, on montrait comment le problème technique de l'application de l'article 442-6 du code de commerce aux relations de crédit (in LEXBASE), on pouvait manier l'argument de la finance ou s'interroger sur son influence ou sur la valeur du concept. C'est que les grandes questions peuvent aider à régler les petits problèmes.

On a pareillement questionné le critère du crédit dans cette perspective de cerner les limites de la finance, alors que ni la loi ni la doctrine ni la jurisprudence n'en proposent un, la définition générale du crédit faisant également défaut (les deux choses sont liées). Brève présentation de cette étude sur le critère de la notion de crédit

D'autres exemples aussi techniques et urgents montreraient pareillement que l'idée de finance aide à déterminer le droit positif en matière bancaire et financière tout en donnant les frontières de la matière que la technique juridique aide, en retour, à fixer.

L'invocation de la finance n'est pas fortuite. Quelques (modestes) techniques du droit des contrats peuvent conforter la course à la spéculation, à la complexification et à l'autonomisation peu responsable de la finance. Quelques techniques du droit des contrats ou des garanties financières, ou des taux, ou des titres financiers, des organismes de placement collectifs... peuvent conforter la Finance qui effraie les peuples, mais manifestement pas les juristes qui n'en parlent pas.



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