Humanisme et raison juridique, #directdroit par Hervé CAUSSE

Une société en formation qualifiée de société créée de fait (Cass. com. 26 mai 2009, n° 08-13891)



Base du droit commercial, le droit des sociétés est parfois une épreuve douloureuse pour les étudiants de licence. Un grand nombre finissent l'année sans avoir réellement compris ce qu'est une personne morale. Leur avenir juridique est compromis car, finalement, comment ne pas comprendre cet être moral et prétendre comprendre les autres !? Tous les autres... mutuelles, établissements publics, fondations, collectivités territoriales...

Le sujet est pourtant passionnant. L'esprit ordinaire, comme le nôtre, ne peut s'empêcher de raisonner en termes d'anthropomorphisme. La comparaison avec la personne humaine est toujours une tentation, toujours plus subtile qu'il n'y paraît du reste. On n'y résistera pas ici.

Une société était en formation. A priori, le contrat de société était signé, mais ils n'avaient été déposés au RCS (en pratique au Centre de formation des entreprises, CFE). Dans ce temps, souvent court, mais qui peut-être long, la société reste à l'état de convention. Le contrat ne peut déployer son effet remarquable (être une nouvelle personne juridique) que sous cette condition administrative qu'est l'immatriculation au registre du commerce.

Ici, les fondateurs d'une société, signataires du contrat, avaient conclu un emprunt au nom de la société. Or, on le sait, elle n'avait pas encore la personnalité morale. Cet emprunt n'avait pas eu pour seul acteur le futur gérant. L'autre associé s'était présenté comme associé, maladresse - fait ! - déterminante. Or ce fait permet au juge d'en déduire que les associés se comportent déjà, outre la question de l'immatriculation, comme des associés et que donc la société a déjà une forme achevée.

On ne commente pas ici la décision reproduite ci-dessous, ce qui exigerait de détailler les faits. Le propos se contente d'approuver la démarche générale et la solution sans davantage en discuter la pertinence pour l'espèce. Un commentaire requiert de s'arrêter sur le moindre mot, ce que nous ne faisons pas. Nous nous contentons de souligner une naissance prématurée.

Ils sont ainsi membre d'une société qui a agi avant d'exister et de fonctionner selon le principe de la naissance de la personne morale lors de l'immatriculation. Il y a donc une société avérée, et non pas seulement "en formation". En effet, la société en formation ne doit accomplir que les actes utiles à sa constitution. La socité existe donc déjà, et non plus seulement pour sa formation, mais pour elle-même. Il y a donc à qualifier cette situation, cette socité. Quel est sa nature ? Son régime juridique ?

Cette société avérée et voulue sans personnalité juridique, par les associés : c'est la société créée de fait. C'est celle qui naît de la volonté des associés et de leur attitude (ils remplissent toutes les conditions du contrat de société). La chose est assez facile à prouver pour les sociétés en formation quand les parties ont signé un contrat de société qui fait la preuve de l'existence de tous ces éléments !

Le régime régime juridique est sévère pour les associés, c'est celui de la SEP (société en participation) (C. civ; art 1873).Si la SCDF est civile elle obéit aux règles de cette dernière, si elle a un objet commercial c'est le régime de la société en nom collectif (art; 1871-1). Mais les dispositions suivantes, selon le comportement des associés, permet de les tenir directement "responsables", liés, par les actes faits au nom de la société, comme en l'espèce.

La qualification d'une société en formation en société créée de fait vise donc moins à décrire une personne qu'à lier des associés qui se sont immiscés dans le processus de formation tout en le dépassant. La qualification pourra ne pas avoir davantage de suite. Mais, effet net, un associé sera tenu directement quand il pensait que seule la société serait débitrice. En l'espèce, cela permet au banquier de poursuivre directement l'associé, sans attendre l'immatriculation s'il y a urgence ou attitude dilatoire, et sans devoir vainement poursuivre la société personne morale.

Cette qualification est curieuse pour qui na jamais observé l'oeuvre des qualifications (la qualification au singulier est une escroquerie intellectuelle). En effet, si pour cet acte (ou quelques uns), la société en formation est une SCDF, elle demeure aussi société en formation : rien n'empêche qu'elle aille au terme du processus de sa naissance. Il y a donc comme un cumul de qualification, laquelle est, il est vrai, le graal du juriste.

Le juriste n’est ainsi, très souvent, qu’un « qualificateur » en recherche d’une « qualification » pour la situation litigieuse qui lui est présentée, ce qui permettra d’appliquer une ou plusieurs règles (un régime juridique !). Une qualification donne une solution.

La société peut ainsi être plusieurs choses, un prématuré né par la main du médecin (le juge ?), un bébé, un nouveau né, un enfant… et une belle petite fille… la comparaison donne aussi des qualifications multiples.


Arrêt copié sur la base publique Legifrance :

Cour de cassation chambre commerciale
Audience publique du mardi 26 mai 2009
N° de pourvoi: 08-13891
Non publié au bulletin Rejet

Mme Favre (président), président
Me Foussard, Me Le Prado, avocat(s)

REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :

Sur les deux moyens, réunis :

Attendu, selon l'arrêt déféré (Rennes, 25 janvier 2008), que la SNC Croisinvest, en cours de formation, représentée par son gérant, M. X..., a contracté, le 1er octobre 1992, auprès de la caisse régionale du crédit maritime mutuel du Morbihan et de Loire-Atlantique (la CRCMM), un emprunt de 200 000 francs destiné à financer l'acquisition de 200 parts de la société Croisière des alizés ; que les deux associés fondateurs de la société Croisinvest, MM. X... et Y..., se sont portés cautions de celle-ci à hauteur de 200 000 francs chacun ; que le prêt a été débloqué le 30 décembre 1993 par virement direct sur un compte bancaire ouvert au nom de la société Croisière des alizés ; que les formalités d'immatriculation de la société Croisinvest n'ont pas été effectuées ; que la CRCMM a assigné M. Y... en remboursement du prêt ;

Attendu que M. Y... fait grief à l'arrêt de l'avoir condamné à payer à la CRCMM une certaine somme, alors, selon le moyen :

1°/ qu'il résulte des constatations mêmes de l'arrêt attaqué que les fondateurs avaient entendu créer une société en nom collectif destinée, par suite, à être immatriculée et à acquérir la personnalité morale (arrêt, p. 3, avant-dernier §, p. 4, § 1er, p. 5, § 3 et 4 et avant-dernier §) ; que la substitution d'une société créée de fait relevant des règles régissant la société en participation supposait la constatation, à propos de cette société créée de fait, de toutes les conditions pour qu'il y ait société : affectio societatis, apports, volonté de prendre part aux bénéfices et de contribuer aux pertes ; que faute d'avoir constaté l'existence de ces conditions, avant de retenir qu'une société créée de fait avait été substituée à la société en formation destinée à être immatriculée comme société en nom collectif, les juges du fond ont privé leur décision de base légale au regard des articles 1871, 1872-1 alinéa 2 et 1873 du code civil ;


2°/ que l'identification d'une société créée de fait, se substituant à la société en formation destinée à être immatriculée, suppose l'accomplissement d'actes relevant de l'objet social ; que la seule souscription d'un prêt, simplement destiné à préparer l'accomplissement d'actes relevant de l'objet social, dès lors notamment qu'il n'a pas été suivi d'exécution, les fonds ayant été remis entre les mains d'un tiers, ne saurait caractériser sans équivoque l'accomplissement d'actes réalisant l'objet social ; que, de ce point de vue également, l'arrêt attaqué doit être censuré pour défaut de base légale au regard des articles 1871, 1872-1 alinéa 2 et 1873 du code civil ;

3°/ que la seule affirmation selon laquelle il a bien agi en qualité d'associé, eu égard à sa lettre du 28 avril 1993, et participé à l'acte de prêt en s'engageant formellement envers l'établissement de crédit, n'est pas de nature, à défaut d'autres circonstances, et notamment à défaut d'analyse de la lettre du 28 avril 1993, à révéler un acte positif accompli comme associé ; qu'à cet égard, l'arrêt attaqué est entaché d'un défaut de base légale au regard de l'article 1872-1, alinéa 2, du code civil ;

4°/ que s'agissant des faits relevés à la première branche, les juges du fond n'ont pas relevé qu'il s'était comporté comme associé "au vu et au su des tiers" ; que l'arrêt, de ce fait, est de nouveau entaché d'un défaut de base légale au regard de l'article 1872-1, alinéa 2, du code civil ;

5°/ que la souscription d'un engagement de caution ne peut, à lui seul, révéler un comportement d'associé ; qu'à cet égard, l'arrêt attaqué a été rendu en violation de l'article 1872-1, alinéa 2, du code civil ;

6°/ que s'agissant de l'engagement de caution, les juges du fond n'ont pas relevé que l'acte qui lui était imputé avait été accompli "au vu et au su des tiers" ; qu'à tout le moins, sur ce point, l'arrêt est entaché d'un défaut de base légale au regard de l'article 1872-1, alinéa 2, du code civil ;

Mais attendu que l'arrêt retient que la société, en cours de formation, avait pour objet social l'acquisition des parts de la société Croisière des alizés et que l'emprunt contracté par M. X..., au nom de la société, a servi à cette acquisition ; qu'il retient encore que M. Y... s'était présenté comme l'un des associés de la société dans un courrier adressé à un tiers et avait participé à l'acte de prêt en s'engageant en qualité de caution avec M. X... envers la CRCMM ; que de ces constatations et appréciations qui rendaient inutiles les autres recherches énoncées à la première branche, la cour d'appel a pu déduire qu'en l'absence d'immatriculation au registre du commerce une société créée de fait s'était substituée à la société en formation et que l'activité développée par MM. X... et Y... avait dépassé l'accomplissement des simples actes nécessaires à sa constitution ; que le moyen n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi

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