De trois baisers.



De trois baisers

La pente était raide et tombait sur un terrain de sport à la terre rouge. On était aussi en surplomb des habituels et immenses peupliers qui, plantés plus bas, longeaient la grille du lycée. Il n'était alors pour nous qu'un collège.

Le temps laisse des traces inoubliables, ce que l'on comprend mal. Car ce ne sont que des traces, séparées d'espaces, on ne saurait être sûr de rien. Le temps efface, et laisse des traces. Sur ce plan incliné aux herbes désordonnées, nous voilà. Allongés. D’où venons-nous ? D’où sortons-nous ? Le siècle a englouti ces premières amours sans altérer le tableau, le sens du tableau, et quelques touches : toi, ta bouche, ton visage, la finesse de ton sourire, ta bouche, le baiser.

Il est des jours où, en quelques heures, en quelques minutes, se soldent une pensée et un souvenir qui flottent à l’esprit depuis des décennies. Cette affaire a près de 70 ans. 70 ans. Il faut l'écrire, le fixer et le réécrire pour bien l’ancrer à l’esprit vieilli. 70 ans. Il faut pour le lecteur bien le lire, et deux fois, pour un peu mesurer la langueur immense du temps et, ici, des sentiments. La solide langueur, faite de force et de permanence. Une immanence convertie en religiosité.

Mon amour était immense et, bien que la chose soit inexplicable, voire à bien l’estimer improbable, j’ai le sentiment d’être, à l’instant où j’écris ce testament sentimental, pétri du même flux de sentiments irrépressibles qui, alors, me submergeaient. Naturellement, devant prochainement mourir, mes sens étant tous affaiblis, cet élan n’a que la vigueur de la vieillesse et je ne suis que submergé de la puissante sérénité qui sied aux circonstances et à l'esprit voilé du lent dépérissement des neurones.

Parce que nous fûmes très proches, presque à vivre ensemble pendant tant d’années d’adolescence, avec toi et le groupe, parce qu’il y eut une sorte de fusion, je ne sais plus rien de notre rencontre. Il y a un effet de la grossière idée de « l’avant et de l’après » : avant toi, il y avait l’enfance sans horizon, sinon celui de la vie familiale ; après toi, il y avait la vie qui se lève et l’espoir d’être avec toi, l’espoir qui te cogne à la tête et au cœur finissant par te secouer sec.

D'où es-tu donc sortie ? Tu habitais de l'autre côté de la ville, et je n'y connaissais personne. Ce quartier, ton quartier, j'en connaissais que le nom.

Pourtant, tout a plutôt patiné, on a tourné en rond, et je n’ai jamais été en maîtrise pour, un soir, un soir de boite ou de bar, quand il faut décider de ce que l’on fait, de te prendre au collet et, ce jour de notre vie, de te demander, de te convaincre et de t’embarquer, et aussi sec t’embarquer loin de tous les autres. Je n’ai pas eu ce biais. Il y avait en moi le rêve d’un idéal et d’espaces, de grandeurs irréelles, et je crains que tu n’aies rien moins conçu que cela comme vie, sans doute en partie parce que tu ne croyais pas en moi, et, aussi parce que le quotidien, fait de balades, cinémas, restos, des soirées et des autres choses qui rendaient la vie heureuse et sans danger, et souvent rieuse, te plaisait.

Dans tous ces moments c’est à moi que tu plaisais le plus, puisque je suis le seul qui serait, je le sais, allé au bout de la terre pour te chercher, te protéger, te ramener, mourir à ta place s’il le fallait et m’accoler à toi.

Ce jour de cours, nous étions encore des enfants, mais grands, tu avais sans doute décidé pour nous qu’il se passerait quelque chose. Tu n’as jamais pu songer, même dans les vingt ans qui suivirent, que ce fut le plus beau jour de mes jeunes années. Une simple pause entre deux cours, une simple balade, de l’herbe, du soleil, une terre inclinée où se poser et t’embrasser. Telle est la scène que je garde à l’esprit, en pleine lumière. Ne l'ai-je pas cependant imaginée dans une décennie où tu m'auras plus manqué que dans les autres ? Il me plait tant que l'histoire ait été celle d'un grand amour. Toutes mes aires cérébrales furent affectées pour avoir enregistré le serrement parfait du cœur au cœur de l’autre, l’amour idéal. Lorsque, bien plus tard, des années après, nous fîmes l’amour, l’émotion ne fut pas plus grande.

Ce baiser, ce fut la première consécration de ma vie. Ce baiser, dont jamais nous n’avons parlé, je crois l’avoir réédité. Nous avons bien dû nous embrasser trois fois. Pour une première fois, trois fois, ce n’est pas si mal ! Trois fois. Je l’espère, je m’en souviens vaguement. Au moins ai-je pris ce deuxième et ce troisième plaisir puisque, pour la suite, j’allais être privé de l’amour que mon esprit avait bâti de toutes pierres en une immense maison, celle qui, à l’abandon, n’a jamais été habitée, et qui n’est aujourd’hui faite que de ruines indiscernables, même mon esprit l’a oubliée. Ce baiser m’a saisi, m’a étonné et m’a donné l’un de mes titres de gloire : je sortais avec toi.

Je sortais avec toi ! Nous sortions ensemble !

La forme du baiser attestait de cela. On s’était embrassé d’une manière qui prouve ça, qui prouve quand on sort avec quelqu’un ; c’était un baiser pleine bouche, avec des rotations bien pensées et appliquées, et un long contact. Pour soi et pour les autres, seuls ces baisers voulaient dire et prouvaient valablement qu’une fille sortait avec un garçon, jusqu’au moment où l’un cassait. Sans qu’on le soupçonna, « casser » voulait dire rompre la relation, opération abstraite et signifiait, notamment, que l’on ne s’embrasserait plus ainsi, surtout pas devant les copains !

Ces jours-là, je crois que je suis alors sorti avec toi en catimini, juste pour nous deux, comme si déjà tu me privais de quelque chose : de la publicité de ce lien ? Ce lien indestructible qui se lit ici. Qui a su, à l'époque dans ce collège, qui n’a pas su… je n'en sais rien, moi j’ai aimé. Il n’est pas certain que cette esquisse d’amour ait eu, du moins sur le moment, un sens très net pour toi. Enfin, tu étais tout de même là. Après de longues années, et tes expériences amères, j’ai enfin su qu’il y avait quelque chose de profond en toi, une chose que nous partagions. Ou bien alors as-tu voulu me récompenser de ma fidélité platonicienne en m’offrant quelques mois de ta vie qui furent quelques semaines de bonheur. Des semaines, ou des mois, seul un journal intime saurait. Disons des mois. Ils eurent le goût de ce premier baiser. Il y eut des paysages verts. Le bleu du soleil et du lac. Le blanc du sable. Des balades. L'été n'en finissait pas comme souvent ici, il repoussait l'entrée dans l'hiver. Ces jours eurent le goût sucré de l’amour parfait qui dorénavant, des années étant passées, et donc étant parvenus à un âge convenable, permettait justement de faire l’amour. Le sel de ta bouche devint alors le sel de ton corps ce qui, pourtant, ne me ravissait pas davantage que l’idéal visage et être que tu étais déjà, dans l’ordre stellaire, et que tu étais spécialement pour moi.

Il me tarde un peu de mourir pour retoucher le sublime de cet ordre du ciel et revoir l’étoile que tu fus. 70 ans de distance m’interdisent de concevoir cela en te revoyant, nous sommes de vieilles personnes et jamais une rencontre du troisième type, de gens flétris, ne pourrait enclencher la machine de l’amour. Elle ne marche désormais qu’à l’essence pure de ton visage d’hier, de ta peau blanche qui dans l’indécence de la nudité poussait au sexe, de tes yeux rieurs sans la moindre marque. Tu fus ma première poésie et, à l’image de ce baiser, que j’avais ramené à la maison un peu honteux, de crainte d’être débusqué par mes parents, et qui dure, tu demeures ma première poésie. Je pense que tu le penses. Je ne sais pas si tu le sais.

Pour bien faire, j’aurais dû, quand tout était tracé, pour nous deux, revenir vers toi et te confier ma fidélité. Pour bien faire, rarement j’ai su bien faire, ni sur ce plan ni sur les autres. Du reste aurais-je alors bien fait ? Ne pas savoir bien faire postule que ce faisant je n’aurais pas « bien fait » !

Je garde ce baiser comme le premier baiser, le premier amour, la première étreinte, le premier avènement de ma vie pleinement consciente. Ces puretés de jeunesse sont rares et je veux croire qu’elles échappent à beaucoup qui n’y gouttent pas ou qui les passent sans les réaliser. Moi, en fin d’enfance, j’eus le privilège d’aimer avec toute la force naïve des illusions de la jeunesse qui, toutefois, furent tempérées, peu après, par tes tempéraments et ton chemin, pour moi un peu faux.

Vois-tu, pour fixer ce souvenir, pour écrire ces mots, pour t’écrire ce mot, vain, que tu ne liras probablement jamais, j’ai renoncé au clavier et n’ai pas envisagé le micro et le SIA qui autorise des alternatives et corrections ; les vibrations de mes paroles émues auraient troublé la machine, le système. Oui, j’ai pris du papier et ce fameux inoxydable stylo bille. Je voulais sortir une plume et de l’encre vraie, mais je me suis dis que, si les médecins se trompaient, et si je mourrais tout de suite, je n’aurais pas commencé cette lettre pour la mer, cette lettre que je vais mettre aux vents.

Nous avons cru, enfin moi du moins, que quelque chose allait démarrer alors que nous en étions en fin d’adolescence. Il y a eu des moments et d’autres et d’autres. Le premier amour a pris feu, un feu vif, comme les terres rouges au coloris de la bauxite. Il y a eu des balades et je crois que je les poursuis encore, seul mais avec des songes de toi, de tes yeux verts, du brun de tes cheveux et de ta folle légèreté. Cette dernière a été mon poison. Toi et l’envie des autres. Toi et faire des trucs, toujours et encore. Toi sans le dessein de bâtir un grand théâtre d’amour et de vie. Un jour tu es donc partie. J’ai tiré une flèche que tu traînes depuis lors plantée en plein cœur, la seule trace de moi en toi, la seule marque qui parfois doit bouger et donner quelques gouttes de sang. Tes maris, tes enfants, tes amis depuis 50 ans n’en savent rien, mais toi tu sais. Par-dessus le toit de la voiture qui allait t’emporter, pour un peu n’importe quoi à mon sens, je ne t’ai pas ratée. Je t’ai livré mon âme. Accrochée à cette flèche. Tu as su le mal que tu faisais. Tu as su l’immensité qui était en moi, sans doute sans bien la comprendre. Alors, avec la simple assurance que procure l’amour idéal je t’ai dit. Je t’ai dit. Malgré notre jeunesse. Malgré ma jeunesse. Je t’ai dit. "Le jour où je fermerai les yeux, ma dernière pensée sera pour toi, ma dernière image sera toi." Ah ces mots !

Si je me connais bien, après cela, après tes phrases qui me disaient que tu partais, me faisant pressentir l’irréversibilité du geste, après mes mots, après la blessure, je suis allé pleurer. En être sûr n'est pas possible, car cette scène vaut les plus grandes des plus immenses théâtres depuis ses vingt-cinq siècles. Réalisant peut-être le sublime drame en cause, les larmes purent ne pas venir pour, par une froideur lucide, me laisser saisir toute l'intensité du moment, de ma vie qui s'arrêtait un peu ici. Sans s'arrêter.

Ainsi, après avoir redit ces mots, là, ici, maintenant, aujourd’hui, tu pressens comme moi, que notre éternité sera faite de regrets car la grandeur qu’adolescente tu n’a pas vue, au moins pas comprise, tu vas la saisir dans ces mots répétés, ces mots dits il y a plus de soixante ans, les mots sans doute les plus graves jamais dits par ma bouche.

Ainsi, ma plus belle déclaration d’amour tint en seulement quelques mots, et quelques derniers mots !

Ces mots qui malheureusement n’en valaient qu'un, n'en valent qu’un. Adieu.

Ou trois. Comme trois baisers. Ou trois.

Adieu mon amour.


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